Le triangle de croissance Indonésie-Malaisie-Singapour

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Le triangle SIJORI est autant sous le signe de la méfiance mutuelle que sous celui de la coopération. Ce manque de confiance entre les partenaires empêche la formation d’une véritable intégration transfrontalière telle qu’elle se déroule en Europe autour de Genève ou de Bâle. Suite de l’article « Le triangle de croissance Indonésie-Malaisie-Singapour : Quelles complémentarités ? ».

La notoriété du terme « triangle de croissance » réside dans sa connotation purement économique, effaçant toute relation de domination, de rivalité et de conflit entre États.

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Mais les gouvernements de Singapour, de Johor et des îles Riau considèrent leurs voisins comme des partenaires et des opposants régionaux. La méfiance de Singapour, une cité-État composée d’une population d’ascendance majoritairement chinoise, envers ses deux principaux voisins malaisiens et musulmans. Depuis la séparation entre Singapour et la Malaisie en 1965, le gouvernement singapourien a justifié ses choix de politique publique par la vulnérabilité d’un État insulaire doit se battre pour sa survie. Cette peur, véritable ciment de la jeune nation, constamment véhiculée par les campagnes d’affichage et le discours politique, n’incite guère à coopérer. Il est également entretenu par des voisins qui rappellent régulièrement à la cité-État qu’il ne s’agit que du « petit point rouge » (le petit point rouge sur la carte), selon les mots de l’ancien président indonésien Habibie. L’Indonésie et la Malaisie se méfient de Singapour, l’initiateur du projet, accusé d’exploiter ses partenaires et de favoriser la diaspora chinoise au détriment des Malais et des Indonésiens indigènes. La presse indonésienne et malaisienne dénonce régulièrement le terme même de « triangle de croissance ». La croissance, oui, mais pour qui ? Les effets de synergie attendus de cette coopération et de la croissance des trois partenaires semblent surtout profiter à Singapour.

Mobilité encadrée et peu fluide

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Les déplacements quotidiens à travers la frontière entre Johor et la cité-État sont aussi importants que ceux qui se trouvent sur la frontière américano-mexicaine. Près de 80 000 Malaisiens (employés, mais aussi étudiants et étudiants) traversent chaque jour la frontière avec Singapour. Depuis les années 1970, l’État de Johor est le bassin d’emplois privilégié de la ville-État. À l’inverse, il y a 17 millions de voyages singapouriens à Johor pour 2014. L’importance de ces chiffres ne reflète pas les difficultés qui continuent de traverser la frontière. Si les liaisons autoroutière et maritime entre Singapour et ses deux partenaires sont de très bonne qualité, elles ne sont pas suffisantes pour intégrer fonctionnellement cette agglomération. Le manque de connectivité des territoires est tout à fait tangible dans l’inefficacité du deuxième pont entre Johor et Singapour. Ouvert en 1997 pour décharger un pont-jetée (digue routier) avec plus de 60 000 traversées par jour, il peine à attirer 20 000 véhicules, alors que sa capacité est quatre fois supérieure (1 Les ). Le problème est l’absence d’accord et de consultation entre la Malaisie et Singapour sur le prix du péage du pont transfrontalier, ce qui a entraîné une surenchère des tarifs. Ainsi, en 2014, à l’augmentation soudaine du tarif décidée unilatéralement par Kuala Lumpur, Singapour a réagi en augmentant à son tour la taxe de passage. De même, à chaque augmentation du permis d’entrée de Singapour pour les véhicules de tourisme malaisiens, Kuala Lumpur met en place de nouvelles taxes sur les transporteurs de fret qui se rendent à Singapour au lieu d’utiliser l’infrastructure portuaire et aéroportuaire de la Malaisie. Les fluctuations du péage et les nombreuses procrastinations sur la construction, si nécessaire, d’un troisième pont soulignent à quel point la mobilité entre les deux territoires fait l’objet de négociations et de tensions entre les deux gouvernements. De plus, contrairement aux directives de l’ASEAN, il n’existe pas de guichet unique pour le passage des frontières : un poste de douane reste de part et d’autre du pont. Pendant les heures de pointe, le temps nécessaire pour traverser le pont-jetée pour un véhicule individuel est d’au moins 45 minutes et, à au moindre incident (accident ou forte pluie), il peut rapidement atteindre deux heures.

Les possibilités de mobilité sont également fortement différenciées en fonction des nationalités. Que ce soit à Johor ou aux îles Riau, les Singapouriens bénéficient d’accords qui facilitent leur voyage. Ceux qui investissent ou résident à Iskandar ou à Batam disposent donc soit de la carte MALAISIENNE MACS (Malaysia Automated Clearance System), qui est la carte à puce indonésienne qui leur permet de passer les contrôles douaniers malaisiens et indonésiens automatiquement et beaucoup plus rapidement. D’autre part, les Indonésiens des îles Riau sont les moins mobiles, car ils peuvent très facilement se voir refuser l’entrée officielle en Malaisie et à Singapour. La frontière singapourienne conserve ainsi son rôle de filtre et de verrouillage d’entrée et seuls les Indonésiens qui peuvent attester en espèces d’un minimum de ressources financières peuvent obtenir un visa touristique. Une nouvelle frontière est même apparue entre Batam et le reste du territoire indonésien : afin de contrôler la migration , en 2001, le gouvernement local a introduit une loi, connue localement sous le nom de « Perdaduk », stipulant que toute personne souhaitant se rendre sur l’île doit avoir un garant (famille ou entreprise) et des ressources financières lui permettant d’y vivre pendant deux semaines et que, en cas d’infraction, elle serait expulsée immédiatement. Cependant, cette loi a été révisée en 2009 après avoir pris conscience de son inefficacité à freiner le flux de migrants et de la mise en place d’un système d’extorsion ciblant les nouveaux arrivants. Cependant, pour se rendre à Batam, les Indonésiens doivent encore demander une « carte de visite », valable 90 jours, comme s’ils se rendaient sur un territoire étranger.

L’absence de plan de développement des infrastructures régionales

Surtout, il y a une persistance et même un renforcement de la duplication des équipements et des infrastructures dans cet espace. À cet égard, le secteur portuaire est représentatif (2). Jusqu’à la fin des années 1990, Singapour était un pays incontesté hub portuaire en Asie du Sud-Est. Profitant de sa situation privilégiée au carrefour des routes maritimes, le port de Singapour figure toujours parmi les trois premiers ports du monde pour le trafic de conteneurs. Toutefois, cette hégémonie est de plus en plus contestée au sein du triangle de croissance lui-même. Au sud du détroit de Malacca, le port de Tanjung Pelepas (PTP), construit près du deuxième pont reliant l’État de Johor à Singapour, a été conçu exclusivement pour devenir un rival direct du port de Singapour. L’ouverture officielle du port ne date que de 2000, mais sa croissance a été fulgurante : 418 000 équivalents 20 pieds (EVP) en 2000, 2,5 millions en 2002 et 8,3 millions en 2016 (3 ). Le port de Tanjung Pelepas est particulièrement compétitif : il est capable d’accueillir, comme le port de Singapour, des porte-conteneurs de dernière génération, mais à des coûts réduits de 50%, et sa disponibilité de terrain lui permet d’allouer aux plus grands opérateurs des quais préférentiels. La qualité de ses services a permis d’attirer des opérateurs maritimes internationaux au détriment de Singapour. En 2000, l’armateur danois Mærsk Sealand, le plus grand porte-conteneurs du monde, y a transféré toutes ses activités singapouriennes. En outre, Mærsk a également repositionné sa filiale MCC en PTP, spécialisée dans la desserte de l’Asie du Sud-Est par des navires d’alimentation (feeders). Bien que ses liens soient encore faibles avec l’Asie du Nord-Est, il est bien établi en Asie du Sud-Est (Vietnam, Indonésie, Malaisie et Philippines) et en Asie du Sud (Inde et surtout Bangladesh). Grâce à Mærsk, PTP est à la fois devenue une étape de premier plan sur la route Europe-Asie et un nouveau hub régional. Enfin, PTP a directement bénéficié du rachat de P&O Nedlloyd par Mærsk en 2006, qui a à son tour repositionné son hub sur PTP au détriment de Singapour. Depuis son transfert, Mærsk Sealand participe également à 30% du capital de PTP. Après Mærsk, d’autres armements, principalement asiatiques, ont été transférés au PTP leur Les activités singapouriennes, ou ont choisi d’intégrer le PTP dans leurs escales : Hajin l’a ajouté sur la route intra-asiatique Nord-Sud desservant le détroit de Malacca ; puis le Vietnam et la Corée l’ont inséré sur une nouvelle route Asie-Afrique du Sud, suivie en 2002 par l’armateur taïwanais Evergreen ou en 2004 par le Japonais entreprises japonaises K Line et Mitsui OSK Lines (MOL). Plus de 90 % des activités du PTP sont liées aux opérations de transbordement. Afin d’accroître son attractivité, des travaux de modernisation sont en cours et sa capacité devrait passer de 8,5 millions d’EVP en 2013 à 11 millions en 2018 et 22 millions en 2030. Inexistant en 2000, le TPP occupe désormais sa place dans les vingt premiers ports du monde.

Cette concurrence a contraint la Port of Singapore Authority (PSA), une entreprise privée qui gère le port de Singapour, à réévaluer sa politique à l’égard des grandes compagnies maritimes. Si, avant 2000, l’opérateur refusait d’accorder des terminaux dédiés aux principaux armements internationaux, le les départs de Mærsk et Evergreen pour Tanjung Pelepas l’ont finalement incité à proposer à Cosco, en 2003, et au MCC, en 2006, d’avoir leur propre terminal. Cette compétition se traduit également par une course à la capacité portuaire et à la modernisation des infrastructures. À Singapour, le premier terminal à conteneurs date de 1972 ; il est construit à Tanjong Pagar, à proximité du centre-ville. Les terminaux de Keppel et de l’île de Brani, plus à l’ouest, datent de 1991. Le port étant rapidement à l’étroit, un nouvel espace s’est développé entre 1988 et 2009 dans la zone, encore plus à l’ouest, de Pasir Panjang ; les nouveaux terminaux construits en phase 1 et 2 sont capables d’accueillir les plus grands porte-conteneurs du monde, y compris le « triple E » de Mærsk, qui dépasse 18 000 EVP.

Face à la concurrence de Johor, l’Autorité maritime et portuaire d’État (MPA), l’Autorité maritime et portuaire (MPA), a décidé de poursuivre cette expansion portuaire en délocalisant tous les terminaux (Tanjong Pagar, Keppel, Brani et Pasir Panjang) dans la région de Tuas. La capacité portuaire du port de Singapour, actuellement de 35 millions d’EVP, devrait être de 55 millions une fois que les terminaux des phases 3 et 4 du programme d’extension de Pasir Panjang seront opérationnels, et atteindra même 65 millions d’EVP d’ici 2030, après l’ouverture de la zone de Tuas.

Enfin, compte tenu du succès des ports du détroit de Malacca et du pari gagnant du port de Tanjung Pelepas, le gouvernement indonésien souhaite à son tour construire un centre de transbordement indonésien au large de l’île de Sumatra. Dans le cadre de la « nouvelle route maritime de la soie » proposée par le président chinois Xi en octobre 2013, lors d’une visite officielle en Indonésie, des investisseurs chinois participent à la construction d’un nouveau port en eau profonde sur Tanjung Sauh, une petite île située entre Batam et Bintan. Avec 2 km de quais, la capacité initiale du port devrait être de 4 millions d’EVPs. Cependant, les protestations émanent d’entreprises indonésiennes, qui craignent une invasion des produits chinois sur le marché intérieur marché : l’une des pratiques fréquentes dans le port de Batam est de changer les étiquettes des envois « made in China » par « made in Indonesia ». Est-ce ce type de pratique qui encourage la création d’un centre de transbordement à Tanjung Sauh ?

Croissance de la population et de la main-d’œuvre à Batam entre 1978 et 2012

La version off du triangle : Migration illégale, prostitution et activité illicite

Les flux transnationaux n’existent pas seulement lorsque le pouvoir politique les favorise, ils se développent également dans le cadre d’une stratégie de contournement des États. Cependant, l’absence de gouvernance transfrontalière a favorisé l’émergence de migrations illégales, d’activités informelles voire illicites, et d’une opération « off » du triangle de croissance. L’impact des délocalisations singapouriennes sur les îles Riau, et en particulier sur l’île de Batam, peuplée de moins de 40 000 habitants en 1980, n’a jamais fait l’objet d’études prospectives. Ces toutefois, les délocalisations dépendent directement d’un important transfert de main-d’œuvre depuis le reste du territoire indonésien. Mais très vite, deux types de flux de travail ont été juxtaposés, l’un officiel, l’autre spontané. Dans les zones industrielles, les gestionnaires sont responsables du recrutement, de la formation, de la livraison et du logement d’une main-d’œuvre presque exclusivement féminine, de niveau secondaire, et souvent originaire de Java. Dans la région de Batamindo, où se trouvent une centaine de multinationales, les employés javanais sont hébergés dans des dortoirs et disposent de toutes les infrastructures nécessaires sur place : centres commerciaux et médicaux, restaurants, terrain de sport ou mosquée. Dissuadés par leur employeur mais aussi par le coût du transport sur l’île, ils vivent pour la plupart confinés pendant la durée de leur contrat (deux ans renouvelables) dans les limites de la zone industrielle. À l’intérieur de l’île de Batam, la mobilité est ainsi contrôlée et limitée.

Dans le même temps, de nombreux Indonésiens ont émigré vers le Riau Des îles pour tenter leur chance là-bas. Les salaires à Batam étant nettement plus élevés que dans le reste de l’Indonésie, l’île est devenue un nouvel Eldorado qui suscite de nombreux espoirs d’emplois. Souvent sous-qualifiés, cependant, il est peu probable que les migrants spontanés répondent aux exigences de l’entreprise et, pour survivre, ils choisissent soit de payer dans le secteur informel, soit de tenter leur chance illégalement en Malaisie ou à Singapour. Les îles Riau sont à la fois un centre de migration illégale mais aussi de traite des êtres humains et une plaque tournante régionale de la prostitution (4 ). Tous ces secteurs sont liés : attirées par la promesse d’un emploi en Malaisie ou à Singapour, les filles indonésiennes se retrouvent enfin dans l’un des nombreux karaokés, salles de jeux, boîtes de nuit ou hôtels de passage qui ont prospéré presque partout dans les îles Riau depuis le milieu des années 1980. Selon des rapports d’ONG, le nombre de prostituées travaillant sur les principales îles de Batam, Bintan et Karimun serait de 6 500. Ces trois îles fonctionneraient même dans un réseau, car non seulement les jeunes prostituées tournent entre ces trois lieux, mais elles sont également envoyées dans les plantations isolées de Johor où travaillent uniquement des travailleurs indonésiens, souvent également en situation irrégulière. En outre, les femmes travaillant légalement comme domestiques pour des familles à Singapour ou en Malaisie, mais forcées de quitter leur emploi pour des raisons de désaccord, de santé ou d’abus de la part de leur employeur, se retrouvent prostituées à Batam afin de rembourser leur dette envers le recruteur.

Evolution du nombre de demandeurs d’emploi à Batam de 1998 à 2012

Les clients ne sont pas seulement des travailleurs indonésiens, mais aussi des touristes singapouriens qui, le temps d’un week-end, traversent la frontière pour faire, en toute sécurité et à moindre coût, ce qui est interdit chez eux. Après la crise économique asiatique de 1997 et le désengagement de la monnaie indonésienne vis-à-vis du dollar de Singapour, le tourisme sexuel a quintuplé dans les îles Riau ; au début des années 2000, Tanjun Balai, sur l’île Karimum, a construit 15 nouveaux hôtels pour répondre à la demande. Comme dans d’autres secteurs économiques, les flux fluctuent en fonction de la santé économique de Singapour et de l’évolution de la législation locale. Les différences de niveau de vie des deux côtés de la frontière conduisent également à des mariages transfrontaliers entre des femmes indonésiennes, le plus souvent d’anciennes prostituées, et des Singapouriens des classes inférieures de la cité-État. Ces derniers ont leur dévolu sur une femme résidant dans les îles Riau car ils n’ont guère les moyens de fonder une famille à Singapour : non seulement leur faible salaire et le coût de la vie ne leur permettent pas de financer une cérémonie et d’entretenir une famille, mais aussi les femmes singapouriennes épousent presque systématiquement des hommes de un statut économique plus élevé. En franchissant simplement la frontière, ils peuvent vivre de façon maritale, accéder à un mode de vie de classe moyenne et sortir de leur marginalité sociale. Même si, pour des raisons économiques et législatives, les futurs mariés continuent de résider dans leur pays et ne finissent que par intermittence, ces mariés transfrontaliers les mariages favorisent leur mobilité sociale.

Les îles Riau offrent ainsi les deux faces du triangle de croissance. D’une part, la croissance économique qui se mesure par la multiplication des zones industrielles, des marinas et des centres de villégiature de luxe : le nord de l’île de Bintan est entièrement couvert de complexes touristiques tels que le Bintan Beach International Resort ou le Club Méditerranée, réunissant un espace fermé des hôtels haut de gamme, des chalets de vacances, des piscines, des terrains de golf, etc. Par contre, la confrontation des inégalités et la croissance de situations précaires. En dehors des enclaves de richesse, au-delà des murs de protection gardés par des hommes armés, les paysages changent : de nombreux petits ports de contrebande (pelabuan tikus ou « port de la souris ») qui sont tous des points de départ pour des migrants illégaux, des trafiquants ou des pirates, des maisons sauvages fragiles (rumah liar) situées le long des routes et en mauvaise santé les zones qui compensent l’insuffisance du logement social ou de la détention ; et camps de transit pour migrants illégaux expulsés de Malaisie à la suite de changements économiques et de politiques migratoires. Tanjung Pinang, Tanjung Uban et la côte nord de Batam sont les portes d’entrée privilégiées de la migration illégale vers l’État de Johor. Les circuits sont bien gérés et les réseaux impliquant des habitants des deux côtés du détroit de Malacca transportent des migrants clandestins. Ces mêmes canaux s’occupent des retours temporaires de migrants à l’occasion de cérémonies de mariage ou d’enterrement et de fêtes religieuses telles que Lebaran, qui marque la fin du Ramadan.

Le nouveau poids de la Chine : Un facteur de déstabilisation ?

Une approche prospective de l’avenir du triangle de croissance doit désormais intégrer le nouveau poids économique de la Chine, non seulement en tant que territoire attirant les investissements étrangers, mais aussi en tant que pays engagé dans une stratégie d’investissement massive à l’étranger. Entre 2003 et 2012, la part de la Chine dans l’investissement direct étranger (IDE) de Singapour est passée de 12,9 % à 19,6 %, tandis que la Malaisie et l’Indonésie se sont stabilisées à environ 7 % et 8 % respectivement (5 ). Cette réorientation de l’IED vers la Chine n’est certes pas propre à Singapour, mais elle pourrait constituer un sérieux obstacle à la poursuite du programme « Iskandar ». Entre 2006 et 2014, l’investissement cumulé de Singapour s’est élevé à près de 2 milliards de dollars américains, ce qui fait de la cité-État le premier investisseur étranger du programme. Néanmoins, le climat de confiance actuel entre Singapour et la Malaisie devrait encourager la poursuite des investissements croisés entre les deux territoires.

En revanche, l’afflux massif d’investissements chinois dans la région d’Iskandar s’avère déjà déstabilisant (6 ). Alors qu’en 2014, la Chine était le sixième investisseur d’Iskandar, elle a détrôné Singapour de la première place en 2016. Mais la quasi-totalité de ces investissements sont concentrés dans le secteur du développement immobilier. Les premiers investissements sont récents, ils remontent à 2011 avec le lancement du projet Paradiso Nuova, à Nusajaya, par le groupe Zhuoda, originaire de Pékin. En mars 2015, il y a une dizaine de promoteurs chinois dans la région d’Iskandar. Cela offre une disponibilité des terrains permettant la mise en œuvre de mégaprojets. Cependant, l’ampleur des projets chinois dépasse largement celle des programmes malaisiens et même singapouriens. En septembre 2014, le promoteur chinois Country Garden a mis en vente 9 400 logements, un lancement de cette taille inédite en Malaisie et représente plus que les transactions immobilières annuelles dans l’État de Johor en 2012. Le programme le plus ambitieux, celui de Forest City by Country Garden, prévoit de construire quatre îles artificielles sur 30 ans (la plus grande de 1000 hectares, la plus petite de 54 hectares) nécessitant le remblayage de 1624 hectares afin de construire 39 000 logements. À titre de comparaison, les plus grands projets immobiliers de Singapour, ceux d’Ascendas, Capitaland avec Avira Medini et Albedo, s’étendent respectivement à 202 ha, 105 ha et 308 ha. Ce changement d’échelle dans la taille des projets urbains déstabilise complètement les marchés immobiliers et déséquilibre le développement de la région urbaine de Johor Bahru. Quant à la nature des projets chinois à Iskandar, ils sont tous similaires : il s’agit de projets urbains intégrés et mixtes englobant des complexes résidentiels de luxe (condominiums de plus de 20 étages mais aussi de grandes villas), des zones commerciales (centres commerciaux et hôtels), des zones de loisirs (marinas, plages artificielles, golf). cours, parcs d’attractions, etc.) et parfois des infrastructures médicales. Leurs programmes immobiliers sont haut de gamme et de style international ; ils s’adressent à une clientèle aisée à la recherche d’un cadre de vie agréable, moderne et sûr, mais qui, en général, ne dispose pas de ressources financières suffisantes pour investir à Singapour. En investissant dans Iskandar, les promoteurs chinois espèrent attirer une classe chinoise moyenne et riche qui cherche des espaces de migration alternatifs vers les grandes villes occidentales et asiatiques villes de Singapour et de Hong Kong, tout en étant rassuré par la présence de promoteurs chinois à pignons en Chine.

Jusqu’alors uniquement dépendant de l’évolution des relations diplomatiques et économiques entre les trois pays voisins, l’avenir de SIJORI entre ainsi dans une nouvelle phase avec l’arrivée massive des investissements chinois.

Notes (1) Nathalie Fau, « Singapour’s Strategy of Regionalization », dans J.L. Margolin, K. Hack et K. Delaye (éd.), Singapore from Temasek to the 21st Century : Reinventing the Global City, Singapour, National University of Singapore Publishing, 2010, p. 75 à 98. (2) Nathalie Fau, « La concurrence portuaire en Asie du Sud-Est : les ports du détroit de Malacca sont-ils menacés par la multiplication des projets dans la région ? », in E. Frécon (éd.), « Economie, droit et diplomatie : La mer au cœur des enjeux de l’Asie du Sud-Est », étude de l’Observatoire de l’Asie du Sud-Est, Asia Centre, 2014, pp. 11-20 (http://​bit​.ly/​2​A​z​x​joS). (3) Site du port de Tanjung Pelepas, Alphaliner et Review of Maritime Transport 2017 (http://​bit​.ly/​2​i​8​k​u8O). (4) Johan A. Lindquist, The Anxieties of Mobility : Migration and Tourism in the Indonesian Borderlands, Hawaii, University of Hawaii Press, 2008. (5) Manu Bhaskaran, « L’économie politique des relations plus étroites : une perspective de Singapour », dans le P. E. Hutchinson et T. Chong, The SIJORI Cross-Border Region, Singapour, ISEAS, 2016, p. 125 à 153. (6 ) Pour une analyse détaillée, voir D. Delfolie, N. Fau et E. Lafaye de Micheaux, Malaysia-China, a « precious » relationship, Irasec Carnet No. 7, 2016 (http://​bit​.ly/​2​A​S​C​CwE).

Légende de la photo en première page : Vue de la ligne d’horizon de Johor Bahru, capitale de l’État de Johor, en Malaisie, à laquelle mène la route de la digue depuis Woodlands, dans le nord de Singapour. Un nouveau rapide, une ligne de chemin de fer à grande capacité (la liaison RTS) devrait être créée en 2024 pour remplacer celle qui longe ce pont-jetée. Connecté de part et d’autre au réseau de métro local et capable de transporter jusqu’à 10 000 passagers par heure dans chaque direction, il sera accompagné, et c’est une première, de la mise en place d’un guichet unique pour franchir la frontière, dans la gare de départ. (© IRDA)

Pour aller plus loin… Article publié dans la revue Diplomatie n°90, « Les nouvelles routes de la soie : forces et faiblesses d’un projet mondial », janvier-février 2018.

• D. Delfolie, N. Fau et E. Lafaye de Micheaux, Malaisie-Chine, une relation « précieuse », Livret de l’Irasec n° 7, 2016, 274 p. (http://​bit​.ly/​2​A​S​C​CwE).

• N. Fau, S. Khonthapane et C. Taillard, Transnational Dynamics and Territorial Redefinitions in Southeast Asia : the Greater Mekong Subregion and Malacca Strait Economic Corridors, Singapour, ISEAS, 2013, 517 p.

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